Johanne
Je ne connaissais pas Peter, mais suite à la lecture j'aurais aimé le connaître tellement le texte décris un homme de son temps et de conviction. Mes condoléances Johanne
Peter Cross 1939-2025
« La première fois que j’ai tiré sur la Reine, j’avais trois ans. »
Voilà la phrase que je lui suggérais pour débuter ses mémoires que je le pressais d’écrire, ce à quoi il se refusait, convaincu que la vie du «maudit Anglais» (ses mots, pas les miens) n’intéresserait personne. Cette phrase n’est pas sans fondement. Peter est de fait né sur les terres royales de Windsor, en Angleterre, où son père occupait le poste d’intendant du domaine. Cette fonction était accompagnée d’une maison sur les terres et c’est là que Peter est né et a grandi jusqu’à l’âge de 7 ou 8 ans. Il a maintes fois raconté comment, avec son frère aîné de trois ans, il se cachait dans les arbres et observait le passage du couple royal (roi George VI et reine-mère Elizabeth) en promenade avec ses deux filles, les princesses Margaret et Elizabeth qui pour Peter, sera toujours Lizzie. Armés de leurs arcs fabriqués avec des lacets noués sur des branches tordues, les deux garçons se plaisaient à lancer des flèches de bois en direction du cortège. « Pas sur la Reine, me corrigeait Peter, seulement sur les gardes parce qu’eux seuls étaient armés. » Peter démontre dès son jeune âge une droiture qui ne le quittera jamais.
Peter ne connaîtra pas son père parti à la guerre alors que sa mère est enceinte de lui et dont il ne reviendra pas. Capturé par les Japonais, le scorbut l’emporte sur le bateau qui le transporte vers un camp de prisonniers et il est jeté par-dessus bord. Florence, jamais remariée, assume seule l'éducation de ses deux fils. Elle demandera plus tard pardon à Peter pour n'avoir pas assuré une présence maternelle dans sa vie, ayant plutôt endossé le rôle du père auprès de ses enfants. Cette remarque témoigne du caractère de la dame qui a su tenir tête au Roi – et obtenir gain de cause - lorsque l'avis d'éviction lui est donné avant même que le décès de son mari ne soit confirmé. Stratège remarquable, elle a menacé d'informer les journaux du traitement réservé par le Roi envers les familles de ses soldats morts en son nom.
Peter faisait partie de cette race d’irréductibles fermement attachés à leurs valeurs et convictions. Rien ne l’en fera vaciller. Ingénieur électrique de formation, il quitte la prestigieuse BBC où son avenir est assuré pour un poste à la Baie James qui à l’arrivée ne se concrétisera pas. Il reste cependant au pays et y prend racine.
Il se marie dans la vingtaine à Alice Sprado, une enseignante originaire de l’Alberta relocalisée à Montréal, qu'il rencontre au Carnaval de Québec. Il sera veuf avant l’heure, après quelques 30 mois de mariage : Alice périt tragiquement sous ses yeux alors qu’ils passent un dimanche en bateau sur la rivière Rideau. Une tempête aussi soudaine que violente emporte l'embarcation sur laquelle Alice reste prisonnière, étant allée quérir des vestes de sauvetage dans la cabine. Le bateau coule, Peter à la barre survit. Il passera le reste de l’après-midi à secourir d’autres survivants en détresse. Quand je lui demande comment il a pu avoir la force de faire cela il répond : « Je savais que je ne pouvais plus rien pour Alice, mais je pouvais en aider d’autres. » Voilà Peter Cross en un clin d’œil. Jusqu’à la fin de sa vie, il porte le jonc qui le lie à Alice à jamais.
Peter est alors concessionnaire de motocyclettes Triumph et s’adonne aux courses de motocross. Il acquiert à Bowman, QC, un terrain de plus de 100 acres dont une partie longe la rivière et l’autre est une montagne sur laquelle il compte installer un circuit de course. Il n’en obtiendra pas la permission, et le projet est abandonné, mais il s’installe au milieu de la forêt dans une maison de bois rond. C’est là qu’il décèdera, quelques 50 ans plus tard. Il rencontre Rena (Renata Gohdes) avec laquelle il partage sa vie pendant plus de 30 ans. Ensemble ils entourent la maison de fleurs et de potagers; c'est un véritable paradis en plein bois avec vue dégagée sur la rivière Lièvre. Rena décède en 2019 et Peter restera seul, entouré de quelques amis dont j’ai eu l’honneur de faire partie.
Peter est un homme de principes et d'une probité exemplaire. Il aura de nombreuses prises de bec avec la Municipalité envers laquelle il multiplie les reproches. Peter est retraité; il se passionne pour les lois municipales et est prompt à noter les erreurs ou mauvaises interprétations dans le libellé des règlements et autres décisions, jusque dans la rédaction des ordres du jour des réunions du Conseil. À Bowman et à Val-des-Bois, il est connu de tous pour son caractère belliqueux, mais il ne cherche en fait qu’à faire respecter la loi dans ses moindres détails. Quiconque s’arrête pour l’écouter comprend que ses sources sont précises et ses avis justes. Mais il n’est pas aimé parce que chercheur de trouble et « chialeux, » ce qu’en toute honnêteté, il est des pieds à la tête car il aime la confrontation et se réjouit des débats. Peter se plaisait à dire qu’il se battait pour que ceux qui le suivent n’aient pas à le faire. L'injustice comme la violence l'horripilaient et l'incompétence sous toutes ses formes l'exacerbait au plus haut point : « It's frightening » (C'est terrifiant) répétait-il inlassablement. La vie de Peter Cross ne connaissait aucun répit, façonnée de causes à défendre et de combats à mener. Le côtoyer n'était pas de tout repos, mais combien enrichissant.
Amant de la nature, il laissera son territoire intouché pendant un demi-siècle. Il a peuplé sa vie de nombreux chats et chiens abandonnés qu’il chérissait sans doute comme les enfants qu’il n’a pas eus. C’était un être fidèle, exigeant, rationnel, d'une intelligence aiguë et fondamentalement droit, doublé d’une générosité sans pareille. Une main tendue ne restait jamais sans réponse de sa part; c'était un porc-épic au cœur tendre. Il accueillait les bris, malfonctionnements et autres problèmes à résoudre avec enthousiasme et s'acharnait à leur trouver solution, contribuant fréquemment d'une pièce miraculeusement extraite de son capharnaüm. Paré d’un humour imparable, absolument British, il n’a jamais cessé de se moquer de lui-même. Il aimait répéter que deux catastrophes majeures étaient advenues en 1939 : la seconde Guerre mondiale et sa propre venue en ce monde. Ceux qui le connaissaient ne s'étonnaient pas de l'entendre conclure toute conversation en vous souhaitant une journée pourrie; les autres restaient bouche-bée. Rien ne le réjouissait plus que vous répliquiez du tac au tac. Il ne riait pas souvent, préoccupé par les malheurs du monde, mais les joutes verbales préférablement dérogatoires à son égard provoquaient son hilarité à coup sûr. Ses conversations nocturnes se terminaient par un « night-night » invariable et rassurant où perçait une pointe de tendresse autrement muette.
Fier et indépendant, il chérissait son autonomie et a détesté les derniers mois de sa vie qui l’obligeaient à accepter de l’aide.
Peter a souhaité mourir chez lui pour pouvoir jusqu’à la fin voir les chevreuils approcher sa fenêtre, entendre les oiseaux et contempler les rosiers sauvages plantés jadis de ses propres mains.
Il a finalement mené une vie simple, mais surtout pas silencieuse. Retiré de tout débat depuis plusieurs mois, son silence aujourd’hui est assourdissant.
Nous étions seuls, lui et moi, au moment de sa mort. Je l’enjoignais d’aller rejoindre Alice puis l’idée m’est venue de suggérer que Lizzie serait sans doute là aussi. Peter prétendait depuis toujours avoir gagé avec la Reine lequel des deux partirait le premier. J’ai soufflé « Vas dire à Lizzie que tu as gagné le pari. » Ces paroles ont scellé son dernier souffle.
Peter Derek Cross nous a quittés le 11 juillet 2025 à 21h47.
Night-night, vieux pote.
Bien après nous, la rivière, les arbres et le vent se souviendront de toi.
Johanne
Nous, amis de Peter, tenons à remercier de tout cœur le personnel du CLSC sous la coordination d'Angèle Bastien pour les soins et services extraordinaires mis en place en soutient de Peter en fin de vie. Merci Patricia pour la dernière visite tardive, tellement appréciée. Immense merci à Nancy, présence précieuse et inestimable : tu as été indispensable du début à la fin. Merci à Roxane et Pierre pour leur disponibilité indéfectible et les judicieux conseils. Le souhait de Peter de mourir chez lui a pu être respecté grâce à vous. Nous vous en sommes reconnaissants plus qu'il n'est possible d'exprimer.